Ton regard se perd sur le plafond de votre appartement. Un mouvement automatique ramène le joint à tes lèvres dans une énième bouffée, et la fumée flotte au-dessus de toi comme un nuage de brume épaisse dans lequel tu ne fais que te perdre un peu plus. Il y a tant de choses qui tournent en boucle dans ta tête, des envies d'ailleurs et d'oubli, dans tes oreilles il y a le son du violon qui crisse contre tes tympans et les cris de Maman aussi. C'est pas assez bien, Tim. Tu n'es pas dans le bon tempo, Tim. Recommence. Fait mieux. N'oublie pas quel message voulait faire passer l'auteur en écrivant cette oeuvre. Suit le métronome, ne te trompe pas. Recommence. Fait mieux. Il faut que tout soit parfait, Tim. Pour que Maman aille mieux, pour que maman guérisse, il faut que tout soit parfait et que tu gagnes ce concours. Fait-le pour Maman. Son visage apparaît à travers la fumée et te donne la nausée. Tu sais même pas pourquoi tu t'en ai roulé un, c'était une mauvaise idée, tu le savais très bien. Flotter à des millions de kilomètres de ta vie alors qu'elle est composée d'une petite fille qui ne sait pas se débrouiller par elle-même, pas encore, dans longtemps, trop longtemps. Mais toi, tu sais pas gérer. Tu penses toujours que t'es pas un bon père, que tu sauras jamais comment bien faire les choses. Tu prends sur toi, tu fermes ta gueule lors des remarques à l'école, mais ça remue beaucoup trop dans ta tête. T'es pas un bon père, comment pourrais-tu sans aucune figure paternelle ou maternelle dans ton enfance, quand tout ce qui t'a composé lorsque tu étais petit, c'était la peine, la rancœur, les heures de violon et les coups de Maman ? L'espoir grignoté petit à petit, rongé par la lassitude. Non, Maman n'a pas guérie. Même quand tu as fais de ton mieux, même quand ton interprétation était parfaite, elle n'a pas survécu. T'as pas été assez bien, assez fort pour la soutenir, pour la mener vers le haut, et elle est morte. Comment pourrais-tu porter un petit enfant sur tes frêles épaules dans ces conditions ? C'est cette question qui tourne en boucle dans ton esprit, c'est cette question que tu essaies de noyer dans les effluves de la drogue entre tes doigts (t'es pathétique, Tim, t'es pathétique, regarde-toi, une vraie loque qui a à la fois envie de rire et de pleurer, t'as même pas été capable de te retenir de te shooter alors que ta fille dort juste à coté, si l'assistante sociale te voyait, ah, elle te la retirerait tout de suite, ta fille, et tu le mériterais bien). Un soupir et tu écrases le joint dans le cendrier, tu roules sur le canapé, ton nez vient chercher l'oreiller.

Tu sais plus comment pleurer depuis longtemps, toi tout ce que tu as connu c'est la dureté, c'est relever la tête, devant Maman, en prison pour pas paraître faible, pour pas se faire bouffer. T'as tout oublié des sentiments, ça aussi ça te plombe, tu sais jamais pourquoi Lily pleure, tu ne la comprends pas toujours voir jamais, en vérité, t'es toujours obligé de lui demander ce qu'il se passe, tu ne devines jamais, même avec acharnement tu ne peux pas. Pourtant ce sont les tristesses basiques d'un enfant de son âge, un petit bobo, une petite frustration, on ne veut pas que Papa s'en aille, mais tout ça, tu ne t'en souviens plus vraiment, c'était il y a longtemps, tout est flou dans ta tête et tes souvenirs y compris, ceux que t'as décidé d'enfouir tout au fond de toi sans jamais les affronter pour avancer. T'es bloqué dans cet espèce d'espace-temps entre passé et présent, à ving-quatre ans toujours hanté par le rictus colérique de ta mère (pitoyable, tu trouves pas ? T'es pas un adulte, pas un ado non plus, t'es quoi alors, pas grand chose). C'est sur cette image que tu t'es endormi, déjà redescendu des nuages dans lesquels tu te trouvais. Demain, tu devrais cacher tes méfaits, faire semblant d'être bien, de ne pas avoir fumé toute la nuit, d'être opérationnel pour Lily, savoir t'en occuper, attendez, comment on change une couche déjà (mais elle a plus l'âge Tim... Dors). Le réveil se fait brusquement, une bouffée d'air frais dans un cri étouffé, la peur aux tripes, secouant ton ventre, la boule qui a grossit pendant la nuit. On respire, tout va bien, inspire, expire, tu as revu la perfusion et les murs trop blancs, le sourire fade de Maman à l'hôpital, il faut oublier, il faut t'oublier. Lily est déjà debout, elle est debout sur une chaise pour attraper les céréales, tu te redresses et même si la Terre tourne un peu tu te précipites sur elle. « Faut pas faire ça Lily, tu peux tomber. » Tu l'installes devant la table, lui serres ses céréales favorites - au miel, comme toi -. « Dit Papa. On peut aller voir Evy aujourd'hui ? » Tu la regardes, nullement surpris par cette demande plus que courante. D'habitude tu arrives à esquiver, lui dire qu'il est sûrement occupé, que tu ne voudrais pas le déranger - tu l'emmènes au Parc, ou ailleurs, et elle oublie. Mais aujourd'hui, c'est différent. Aujourd'hui, toi aussi, t'as envie de le voir Evy. Il n'a pourtant pas la joie au bout des lèvres, pas vraiment, mais il est sympathique, sûrement plus doux et plus doué que toi avec les enfants pour que Lily l'aime autant. Et si ton cœur se serre (bat un peu plus vite, un peu plus fort à son image, Evy), tu hoches la tête. Elle saute de joie. On va voir Evy, on va voir Evy. Elle finit sagement son bol, tu l'aides à s'habiller avec sa petite robe violette préférée, se coiffer, elle veut même un nœud dans ses cheveux (elle l'aime beaucoup Evy, elle aime bien se faire toute belle pour lui).

Et vous voilà devant sa porte, ta petite princesse dans les bras. Tu paniques un peu, ça va être gênant, si ça se trouve il fait beaucoup de choses le week-end, il n'a pas le temps, tu vas l'emmerder, pourquoi tu as accepté déjà ? (Parce que tu te sens seul, Tim, la voilà la vraie raison, tu te sens atrocement seul, t'as besoin d'une présence, d'un regard autre que celui de ta fille, t'as besoin d'aide Tim voilà pourquoi tu as accepté de venir le voir un dimanche midi). Alors tu inspires, et tu toques. Des mouvements, et la porte s'ouvre. Tu remontes ton regard vers le sien (il est beau Evy bon sang), te mordilles la lèvre. « Salut. J'suis désolé si on t'emmerde mais la p'tite voulait te voir alors j'me suis dis... Qu'on pourrait passer. Pas longtemps. » D'ailleurs la petite remue entre tes bras, tends ses bras vers ton interlocuteur en riant, répétant son prénom comme une formule magique. Elle l'aime, elle est bien avec lui, et toi, t'es juste pas doué, tu le seras jamais, en plus tu dois pas avoir la gueule très fraîche (on t'avait dit que c'était une mauvaise idée, la fumette, Tim).